solitaire
Si je ne me trompe pas, elles disaient qu’il y a longtemps la nuit avait enfanté le jour, comme des ondes dans la brume. Elles ont donc patiemment tissé de la nuit entre elles, moi, les autres, et invisibles elles ont pu circonscrire une à une les images qui entraient et qui s’imprimaient par phosphorescence. Il fallait à celles-ci un repli sombre et isolé, pas tout à fait calme mais un peu cadencé où s’épaissir, où s’imbiber petit à petit et prendre de la force. Pas dans la tête donc, elle a trop de trous qui laissent passer la lumière, c’est un seuil, une interface insensible, impersonnelle et trop fréquentée. Il leur fallait couler plus loin, plus profond, jusque dans la solitude des poumons.
Je veillais à ouvrir bien grand les narines, dissoudre ce moi trop encombré. C’est aussi pourquoi je devais me taire, je devais éviter tout reflux. J’aurais pu perdre les images sans même m’en rendre tout à fait compte, à la surface de moi-même, au coin des lèvres et des pores si elles s’entrouvraient pour parler.
Il fallait donc fuir. Je n’ai rien fait pour m’enchaîner. Je me suis laissé emporter, m’en suis allé. Vers des jouissances mi-réelles mi-fomentées par ma cervelle et mes souffles, je m’en suis allé dans la nuit illuminée.
Et alors là solitaire dans la rue, sur la place, les choses humaines ou autres passaient tout autour, parfois elles s’arrêtaient un peu pour jouer, sentir ou réfléchir, elles se dressaient et frissonnaient. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces enténébrées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus une pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula en mots dans mes bronches, et le plaisir que m’avait fait dans le jour éprouver leur vue s’en trouva tellement accru que, pris d’une sorte d’ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. Elles s’exprimaient par scintillements et par éclats, par micro-questions-réponses chaudes dans la chair. Et toi aussi tu passais avec la nuit dans tes yeux.
(Tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces où nous avons souffert de la solitude, joui de la solitude, désiré la solitude, compromis la solitude sont en nous ineffaçables. Et très précisément, l’être ne veut pas les effacer. Il sait d’instinct que ces espaces de sa solitude sont constitutifs. Car les passions cuisent et recuisent dans la solitude. C’est enfermé dans sa solitude que l’être de passion prépare ses explosions ou ses exploits.)
Puis j’ai pressé presque furieusement les mains sur les yeux, je voulais saisir un courant ou quelque concrétion d’images que j’espérais faire exploser, une des lueurs qui me traversaient et commencer à travailler.
Hésiode, Théogonie. Richard B. Onians, Les origines de la pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, 1934. Marianne Massin, La pensée vive, 2007. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, 1913-1927. Constantin Cavafis, Je m’en suis allé, entre 1912 et 1918. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 1957.