faceless

Nous ne sommes pas instables, nous sommes mouvants. Aucune envie de s’ancrer. Dérivons.

Des regards surgissent comme une effraction, un accroc dans la trame de l’ordinaire. Troublé, presque pris de panique, j’essaie de les éviter, à défaut de les faire dévier. Je pense avoir trouvé la parade en découpant le visage presque entier du corps, qui sera alors plus docile, moins perçant. Je me trompe. Il est faux de penser que seuls les yeux regardent, comme il est faux de croire que seules les lèvres parlent. Je me rends compte que j’essayais bêtement, une nouvelle fois, de séparer l’âme et le corps. Mais j’ai du même coup retrouvé l’expressivité claire et confuse des corps, et les bêtes et les chemins des fluides.

Je les avais oubliés sans doute parce que ces corps (et le mien) ont été entravés, minorés, diagnostiqués pour être mieux contrôlés, ancrés dans des fois dévoyées par tous ceux qui craignent leur interpellation brûlante. Ils craignent la fluidité obscure de leurs passions et de leurs pulsions, qui peuvent s’exprimer aussi bien par un frémissement mou de la peau que par un grand éclat du poing, par l’arc tendu de la cuisse ou par le relâchement travaillé d’une main. Ils ont voulu ligoter les corps, qui ont pourtant parfois pris du plaisir à se contraindre, pour les empêcher de dériver librement, joyeusement. Sans succès, car il y aura toujours des corps, furtifs ou glorieux, furtifs et glorieux, pour les contredire et jeter partout leurs regards obliques.

Guy Hocquenghem, La Dérive homosexuelle, 1977. Eschyle, Les Euménides.

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