Dans la nuit

Tu connais ce regret de Zarathoustra ?

Je suis lumière : hélas ! que ne suis-je ténèbres ! Mais ma solitude, c’est d’être ceint de lumière. Ah ! Que ne suis-je ombre et ténèbres !

Dans le clair-obscur des soirées urbaines, j’ai beaucoup rêvé de me faire semblable à la nuit, petite goutte d’encre sur fond noir. Je me suis habillé pour, chaussures noires, pantalon noir, manteau noir.

 

J’ai cru comprendre que seuls les individus qui s’adaptaient à leur environnement survivaient, ou plutôt qu’ils avaient la progéniture la plus nombreuse. Je ne veux pas de progéniture mais j’ai su m’adapter à la nuit qui tombe. On a d’ailleurs tort de dire qu’elle tombe, la nuit, elle monte plutôt, elle sourd, elle conquiert le ciel en tout dernier, là où elle reste toujours en partie défaite et offusquée par les astres. Elle garde toujours quelque chose d’obstinément chthonien la nuit.

Proust comparait les dîneurs fortunés du Grand-Hôtel de Balbec, observés par le peuple à travers les vitres depuis la rue obscure, à une assemblée de poissons et de mollusques étranges, comme s’ils étaient (captifs ?) dans un immense et merveilleux aquarium empli de remous d’or. Pourquoi ce changement de règne ? Il ne pouvait pas voir les mammifères censément diurnes, certes humains, trop humains, s’amuser et se nourrir dans des cages de lumière avant d’aller enfin dormir ?

J’ai voulu réincarner ces gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit, observer patiemment le miroitement de signes animaux qui ne disent rien, qui ne cachent rien, imaginer les remous moins dorés des entrailles, la pulsation des cœurs, des désirs ou de l’ennui.

Je me suis décidé à glisser tout à fait dans la nuit, espérant qu’elle rétablisse la continuité de mes pensées.

Pour s’y enfoncer il faut la creuser méticuleusement à coup de mots ou d’images. Les siens ou ceux des autres. Avec la parole, on verse plus d’obscurité que la nuit

Plus j’avance dans la nuit sans profils, plus je la respire, plus elle m’imbibe, plus elle pénètre par tous mes sens et suffoque mes souvenirs. Doucement, patiemment, je touche les marges de la ville et de ses excroissances bétonnées tout innervées de racines optiques. Plus loin dans le bois la nuit remue, le bruissement est humide et continu, rumeur sans plus aucune plainte (mais la nuit aussi mérite qu’on l’écoute, il y a quelque chose de rassurant et de terrestre jusque dans l’espace noir). Au cœur d’une trouée il y a d’étranges luisances qui constellent l’herbe.

Ambivalences du luire. Émettre ou réfléchir la lumière, lumière qui disparaîtrait sans l’obscurité. Onde ou corpuscule bien sûr. Lumière presque mouillée douce et tenace. Quand des yeux luisent, ils luisent toujours de quelque chose (de désir, de colère…) et ce sont les yeux noirs qui luisent le mieux.

On parle bien de la lumière de la lune, on devrait donc parler de la lumière de mes patates trouvées dans le bois d’une nuit d’orage. Elles doivent avoir l’ampleur d’un astre pour la fourmi qui passe. Évidemment elles ne luiront pas tout le temps mais même le soleil s’éclipse parfois. Elles sont les gemmes de nuit rassemblées dans une obscurité soufflée pour les garder à l’abri, pour les regarder (re)vivre : tubercules frissonnants, mouvants, comme des temps qui se défigent enfin, qui se tenaient en retrait, en latence comme des espoirs. Comme des espoirs elles distendront, elles rongeront les taxinomies, elles prolifèreront leurs luisances dans tous les sens en un grand trouble qui traversera les règnes : agates presque intactes, tentacules, tiges et racines, chrysalides, rhizome, photocytes, un réseau d’un millier de doigts tendus, de pattes hésitantes ou résolues, chair rose… Tout est ouvert, tout est possible dans la nuit sans que nous soyons en mesure d’identifier jusqu’où c’est ouvert et en quoi c’est possible.

Crustacé millimétrique du fin fond des mers (il y a des nuits perpétuelles), l’ostracode se défend par luisance : avalé par un prédateur au corps diaphane il émet un nuage luminescent qui rend celui-là visible, vulnérable à ses propres prédateurs et l’oblige à régurgiter sa proie… Je me demande si je peux enseigner ce tour à mes patates.

Si l’imagination est la puissance, la faculté de déformer les images, de nous libérer des images premières, de changer les images, c’est bien la nuit qui imagine le mieux.

Enfin je me suis fondu dans la nuit, matière comme mes émotions et mes troubles, tantôt fluide tantôt brume. M’enveloppant d’un nuage noir de… pas de douleur non, mais de désirs, de peines certes et d’ennuis, d’espoirs aussi. La nuit continue de remuer, de vibrer pure poreuse et pénétrante. J’ai fait tracer sur ma peau des quasi hiéroglyphes, petits sillons noirs eux aussi, j’ai inscrit de la nuit dans les interstices fibreux entre moi et… Moi aussi d’une pureté réelle, c’est-à-dire d’une pureté impure et mélangée d’altérité.

Je me suis diffusé dans cette nuit-boîte, nuit encapsulée de murs et de rythmes d’astres intermittents. C’est au-dedans la palpitation d’un immense thymos collectif, illusoire sans doute mais intensément, comme la mise en œuvre bien élaborée à l’échelle moléculaire d’un délire. Faut-il faire flotter son attention pour laper les remous de cette nouvelle inflexion de la nuit, simplement brûler de nuit ? Les désirs et les peines, les espoirs avides, les miens ou ceux des autres ont dansé tout autour (milliers de doigts en un réseau à prendre l’impondérable).

Il y avait des gestes et des yeux autochtones, ceux qui se sont ouverts dans la nuit d’ici, et puis des yeux noirs et des langues qui prouvent que le monde est plus vaste et que d’autres logiques s’agitent ailleurs pour le fouiller comme elles peuvent. Tous obliques et dilatés, encapuchonnés de nuit.

L’aurore s’annonce, on la disait ravir les hommes pour maladroitement les immortaliser. Pourtant même dehors la nuit colle encore par endroits aux corps, redouble les pupilles. Les courants de soleil la dissiperont mais elle ne se laisse pas tout à fait défaire, pas tout de suite.

 

Plus tard quand enfin je serai moi aussi dissipé, je serai pur comme cette nuit.

loxon dans la nuit Brieux Maire Georges Iliopoulos

Homère, Iliade. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1919. Héraclite, Fragments.  Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, 1959.Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945. Henri Michaux, La nuit remue, 1935. Tanizaki Jun’ichirô, Louange de l’ombre, 1933. Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, 2023. Gaston Bachelard, L’air et les songes, 1943. Gérard Genette, « Le jour, la nuit », Figures II, 1969. Vladimir Jankélévitch, Le pur et l’impur, 1960. Henri Focillon, Éloge de la main, 1939. Marcel Proust, La prisonnière, 1923.

Brieuc Maire, Les oubliées, acrylique et huile sur toile, 2023, © Yannick Labrousse.

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